Goodbye to All 2023

 Goodbye to All - Performance avec Zakary Bairi

A l’occasion de la Nuit Blanche 2023, ainsi que le vernissage de Gasoline Pictures.

 

Je me rappelle aujourd’hui, avec une telle clarté que les nerfs de ma nuque se contractent, à quel moment New York commença pour moi, mais je n’arrive pas à mettre le doigt sur le moment où elle prit fin, n’arrive jamais à contourner les ambiguïtés, les faux départs et les résolutions brisées pour atteindre l’endroit exact dans le texte où l’héroïne n’est plus aussi optimiste que jadis. La première fois que j’ai vu New York, j’avais vingt ans, et c’était l’été, et je suis descendue dans le vieux terminal vêtue d’une robe neuve qui paraissait très chic à Sacramento mais l’était déjà beaucoup moins ici, même dans le terminal de l’aéroport. L’air chaud sentait le moisi, et une sorte d’instinct, programmé par tous les films que j’avais vus et toutes les chansons que j’avais entendues et toutes les histoires que j’avais lues sur New York, me disaient que les choses ne seraient jamais plus tout à fait les mêmes. L’un des douteux privilèges dans le fait d’avoir vingt, vingt et un ou même vingt- trois ans est d’avoir la conviction que rien de tel, et peu importe si tout tend à prouver le contraire, n’est jamais arrivé à personne auparavant. Cette première nuit-là, j’ai ouvert ma fenêtre dans le bus qui m’amenait en ville et j’ai guetté la ligne des gratte-ciels, mais je ne vis rien d’autre que des terrains vagues du Queens et des panneaux géants, pendant les trois jours suivants je suis restée assise emmitouflée dans des couvertures dans une chambre d’hôtel climatisée à 2° à essayer de me débarrasser d’un mauvais rhume et d’une forte fièvre. Il ne m’est pas venu à l’idée d’appeler un médecin, parce que je n’en connaissais aucun, et même s’il m’est venu à l’idée en revanche d’appeler la réception pour qu’on éteigne la climatisation, je ne l’ai jamais fait, parce que je ne savais pas quel pourboire donner à la personne qui viendrait — peut-on concevoir être jeune à ce point? Je suis ici pour vous dire que oui, la preuve. Tout ce dont je fut capable, durant ces trois jours, fut de parler au téléphone avec le garçon dont je savais déjà que je ne l’épouserais jamais au printemps. J’allais rester à New York, lui disais-je six mois seulement, et je verrais le Brooklyn Bridge depuis ma fenêtre. En fin de compte, le pont, c’était le Triborough, et je suis restée huit ans. Ce que je veux vous raconter, c’est notamment ce que c’est d’être jeune à New York, comment six mois peuvent devenir huit ans avec la facilité trompeuse d’un fondu-enchaîné, car c’est ainsi que m’apparaissent aujourd’hui ces années-là, en une longue séquence de fondus-enchaînés sentimentaux et de vieux tours de passe-passe de cinéma — j’entre par une porte à tambour à vingt ans et j’en ressors plus vieille et dans une rue différente. On dit souvent que New York est réservée aux très riches et aux très pauvres. On dit moins souvent que New York est aussi, du moins pour ceux d’entre nous qui venaient d’ailleurs, une ville réservée aux très jeunes. Je me souviens, un soir de décembre froid et lumineux à New York, d’avoir suggéré à un ami qui se plaignait d’être là depuis trop longtemps de venir avec moi à une fête où il y aurait, lui promis-je avec l’ingéniosité triomphante de mes vingt-trois ans, « de nouveaux visages ». Il rit à s’en étouffer, littéralement, au point que je dus baisser la vitre du taxi et lui taper dans le dos. « De nouveaux visages, finit-il par dire, ne me parle pas de nouveaux visages. » Apparemment, la dernière fois qu’il était allé à une fête où on lui avait promis des « nouveaux visages », ça s’était résumé à quinze personnes dans une pièce, et il avait déjà couché avec cinq femmes et devait de l’argent à tous les hommes sauf deux. Je ris avec lui, mais il se passerait très longtemps avant que je ne comprenne la morale particulière de cette histoire. Je me revois traversant la 62e rue, un soir au crépuscule, ce premier printemps là, ou le deuxième, j’étais en retard à un rendez-vous, mais je me suis arrêtée sur Lexington Avenue et j’ai acheté une pêche et je l’ai mangée là, debout au coin de la rue, et j’ai compris que j’avais quitté l’Ouest et que j’avais atteint le mirage. Je sentais le goût de la pêche et le souffle d’air d’une grille de métro le long de mes jambes et les odeurs de lilas et d’ordures et de parfums chers et je savais que tout ça se paierait tôt ou tard — parce que je n’étais pas chez moi ici, que je n’étais pas d’ici — mais quand on a vingt-deux ou vingt-trois ans, on se dit que plus tard on aura de grandes réserves affectives et qu’on aura les moyens de payer le prix, quel qu’il soit. Je croyais encore aux possibles, à l’époque, j’avais encore l’intuition, si spécifiquement New-Yorkaise, que quelque chose d’extraordinaire allait arriver dans la minute, le jour, le mois suivant. Je ne gagnais alors que 65 ou 70 dollars par semaine, si peu d’argent que, certaines semaines, je me faisais payer en nourriture au rayon gourmet de Bloomingdale’s pour manger. A l’époque, gagner sa vie me paraissait un jeu, aux règles arbitraires mais intangibles. J’avais l’impression que, si un jour j’avais besoin d’argent, je saurais le trouver. Je pourrais faire passer le l’or en Inde, ou je pourrais devenir une call-girl à 100 dollars, et rien de tout ça n’aurait d’importance. Rien n’étais irrévocable ; tout était à portée de main. A chaque coin de rue m’attendait quelque chose que je n’avais jamais vu, fait, ou connu auparavant. Je pouvais faire des promesses, à moi-même et aux autres, et j’aurais toute l’éternité pour les tenir. Je pouvais rester debout toute la nuit et faire des erreurs, et rien de tout cela ne compterait. Vous voyez que j’ étais dans une curieuse situation à New York : il ne m’est jamais venu à l’idée que j’y vivrais une vraie vie. C’était plutôt une idée infiniment romantique, le coeur mystérieux de l’amour et de l’argent et du pouvoir, le rêve incarné, étincelant et périssable. Imaginer « vivre » là, c’était abaisser le miraculeux au niveau du trivial. C’était l’année de ma vingt-huitième, où je découvrais que toutes les promesses ne seraient pas tenues, que certaines choses sont bel et bien irrévocables, et que tout cela avait compté après tout, chaque fuite, chaque procrastination, chaque erreur, chaque mot, tout. C’était bien de cela qu’il s’agissait n’est-ce pas ? De promesses ? A présent, lorsque New York me revient, c’est par flashs hallucinatoires, si cliniquement détaillés que j’aimerais parfois que ma mémoire distorde les choses comme elle en a, paraît-il, le pouvoir. Je me souviens de m’être retrouvée assise dans beaucoup d’appartements avec une légère migraine aux alentours de cinq heures du matin. Les bars White Rose ouvraient très tôt le matin ; je me rappelle avoir regardé dans l’un d’eux un astronaute s’apprêtant à partir dans l’espace, et j’ai attendu si longtemps que, le moment venu, je regardais non plus l’écran de télévision mais un cafard sur le sol carrelé. Quelques années passèrent, mais je ne perdais pas ce perpétuel étonnement devant New York. J’ai commencé à en aimer la solitude, cette idée qu’à n’importe quel moment donné, personne n’avait besoin de savoir où j’étais ou ce que je faisais. Une amie me laissait les clés de son appartement quand elle s’absentait, et parfois je m’y installais, parce que le téléphone commençait à me porter sur les nerfs (le ver, vous voyez, était déjà dans la pomme). Je me souviens qu’un jour, quelqu’un est passé me prendre pour déjeuner, et nous avions tous les deux la gueule de bois, et je me suis coupée le doigt en lui ouvrant une canette de bière et j’ai éclaté en sanglots, et nous sommes allés dans un restaurant espagnol boire des bloodys marys et manger du gaspacho jusqu’à ce qu’on se sente mieux. Je ne culpabilisais pas encore quand je passais des après-midi comme ça, parce que j’avais encore tous les après-midi du monde devant moi. Je ne pourrais pas vous dire quand j’ai commencé à comprendre. Tout ce que je sais, c’est qu’à vingt-huit ans, ça allait très mal. Tout ce qu’on me disait, j’avais l’impression de l’avoir déjà entendu, je ne pouvais plus écouter. Je blessais les gens que j’aimais, et j’offusquais ceux que je n’aimais pas. Je pris mes distances avec la personne qui m’était plus proche qu’aucune autre. Je pleurais jusque’à ne plus faire la différence entre les moments où je pleurais ou pas, je pleurais dans les ascenseurs, dans les taxis et dans les pressings chinois. Je me mariai, ce qui se révéla une très bonne chose mais au mauvais moment, puisque je ne pouvais pas parler aux gens et que je pleurais toujours dans les pressings chinois. Jamais jusqu’alors je n’avais compris ce que signifiait « désespoir », et je ne suis pas sûre de le comprendre aujourd’hui, mais cette année-là, je compris. Ce que je veux dire, c’est que j’étais très jeune à New York, et qu’à un moment la cadence dorée s’est brisée. La dernière fois que je suis allée à New York, c’était en janvier, il faisait froid, et tout le monde était malade ou fatigué. Nous sommes restés dix jours, et puis nous avons pris un vol de l’après-midi pour rentrer à Los Angeles, et sur la route de l’aéroport jusque’à chez nous ce soir-là, je voyais la lune sur le Pacifique et je sentais le jasmin partout autour de nous. Il fut une époque où j’appelais Los Angeles « La Côte », mais il me semble que c’était il y a très longtemps.

Joan Didion - L’Amérique, chroniques (1965-1990)